33 RUE DU BLOG (61)

Quelle fête, mes aïeux ! Ils sont arrivées, goutte à goutte, les uns après les autres, vers 19 h. Monsieur Adelin en tête, une bouteille de champagne à la main. Il souhaitait accrocher la dite bouteille à un cordon, lui-même fixé à l'attache des volets des Van Avermaet, au premier étage, afin de baptiser dignement sa fresque comme on lance un paquebot sur la mer. L'Aurore a semblé estomaquée, mais l'Aurélien ne lui a pas laissé le temps de refuser et a approuvé avec empressement. Toujours le bras dans le plâtre, le pt'it Antoine riait sous cape: il savait que sa mère n'avait pas encore découvert tous les détails de la dite fresque, et n'était pas certain que son père l'avait regardée de près.

Anna et Amanda, par contre, les nombrils à l'air, arpentaient le trottoir avec tant de nonchalance en attendant l'arrivée des autres locataires, qu'une voiture de police s'arrêta net pour leur demander leurs papiers et menacer de les embarquer manu militari si elles ne remontaient pas aussitôt les chercher. Là, c'est moi que cela a fait rire. Et pas sous cape ! L'inspecteur Lenoir arrivait sur ces entrefaites. Anna voulut une nouvelle fois se jeter à son cou et le prendre à témoin de sa bonne foi, mais comme un homme avertit en vaut deux, le Xavier bloqua net son élan et la pria avec fermeté d'obtempérer à ses collègues en uniformes. Ce qui, cette fois, fit beaucoup rire Annabelle qui avait assisté à la scène et ricaner Angèle Durieux en écho, fort intéressée par la fresque qu'elle découvrait pour la première fois. "Au fond, tout cela c'est un peu grâce à moi", l'entendis-je murmurer avec satisfaction, sans comprendre sur le moment ce qu'elle voulait dire.

Il faut reconnaître, qu'à cet instant je ne savais plus trop où donner de la tête: l'Adonis réclamait un endroit frais pour entreposer ses tartes, Monsieur Alex, portant en bandoulière le joli sac rose d'où émergeait la tête de la petite Luna, dirigeait la manœuvre dans la cour, où chacun arrivait, portant sa contribution: Madame Van Avermaet ses salades, Messieurs Ange et Amadeo leurs antipasti, Madame Amélie de mystérieux breuvages aux étranges reflets, Anabelle ses avocats anémiques… Albert et Aline se bécotaient ; Armelle avait enfilé une petit robe noire et un tablier blanc en dentelle, parfaitement inattendus ; Monsieur Aldo accordait son violon et Ambroise, qui était rentré chez lui se rafraîchir après sa journée de travaux forcés, revenait un accordéon en bandoulière, quand on vit arriver de la gauche Véro et Anaïs, de la droite une voiture avec chauffeur, qui s'arrêta au bord du trottoir. Il en sortit… la ministre de la Culture, herself, suivie d'une meute de journalistes et de photographes qui se mirent à mitrailler la façade et à en dénicher les moindres détails, comme la souris qui file dans son trou à l'extrémité droite ou la mèche rousse qui s'échappe du bonnet de la jeune fille du couple d'amoureux.

Comme je restais sans voix, la dame s'avança dignement vers moi (pourquoi vers moi ?) pour me demander de transmettre ses félicitations à tous les habitants du 33 pour cette formidable "initiative citoyenne qui concourait à apporter l'art dans le quartier et la convivialité dans l'immeuble". Je balbutiai que "Oui, effectivement, l'art dans l'immeuble et la convia…, la convi…" mais elle se dirigeait déjà vers la bouteille de champagne suspendue à son cordon et réclamait l'artiste à ses côtés pour ce baptême "ô combien symbolique !" Monsieur Adelin était aux anges, bien sûr, quand la bouteille s'est fracassée sur la façade dans un grand "glinkkkkkkk !" qui obligea chacun de s'écarter s'il ne voulait pas être arrosé et blessé, en même temps, par les éclats de verre.

Il restait à savourer nous aussi le champagne, apparu comme par enchantement entre les mains d'Ambroise qui s'acquitta de son rôle de barman avec maestria. La ministre minauda devant l'éphèbe dans la verdure, avala une gorgée de moineau avant de s'envoler vers "d'autres fêtes d'immeubles qui prouvent que notre société n'a pas perdu le sens de la solidarité comme d'aucuns voudraient le faire croire et…" Ouf, elle était partie.

Mais qui donc l'avait avertie du baptême de notre fresque ? Je n'eus pas le temps de m'interroger longtemps car une  voix de crécelle, reconnaissable entre toutes, haranguait Monsieur Adelin: "Allez, osez le dire que vous me devez une fière chandelle ! Car on va parler de vous dans les journaux, très cher. Et grâce à qui ? Allez, dites-le: grâce à qui ? A la vieille Angèle, tudieu ! Si je n'avais pas barbouillé la façade l'autre jour, jamais…"

Un silence ahuri s'était fait autour d'elle. Elle s'interrompit, faussement surprise: "Comment, vous ne le saviez pas ?"

Je crus un moment qu'Aurore Van Avermaet allait s'étrangler avant de se jeter sur la Durieux pour l'étrangler elle. Elle venait de comprendre que, sans la vieille, il n'y aurait jamais eu cette fresque un rien osée, ni tout ce charivari dans cet immeuble naguère si convenable, que son Antoine adoré n'aurait pas chuté, ne se serait pas cassé le bras, aurait peut-être réussi ses examens et ne serait pas en train de murmurer dieu seul sait quelles inepties à l'oreille de cette gamine rousse, qui semblait être la petite-fille de la tenancière d'un tripot voisin… Heureusement, Ambroise empoignait son accordéon, Aurélien empoignait sa femme et l'emmenait sur la piste de danse où elle le suivit comme une somnambule. Aurélien danse très bien, j'ai eu l'occasion de l'expérimenter moi-même un peu plus tard. Et puis, les philtres mordorés de Madame Amélie, les zakouskis d'Alex, les antipasti des Italiens et les tartes d'Adonis devaient avoir un effet apaisant sur tous les esprits, car nul incident ne vint plus troubler la soirée… sinon la gifle qu'Anna administra à l'inspecteur Lenoir qui serrait Annabelle d'un peu trop près à son goût, avant de décréter qu'elle repartait dès le lendemain avec Amanda, à la villa Adélaïde, où elle attendrait Messieurs Alex et Adelin d'ici trois semaines.

"Impossible !" se désola comiquement Monsieur Alex. "Nous serons en voyage... de PACS" !

Angélique